Le moi perdu
« Il n'est plus que l'ombre de lui-même. » L'expression vous est familière, elle désigne l'état d'une personne victime d'une épreuve d'une telle intensité qu'elle le change et moralement et physiquement. Cette personne nous apparaît comme le fantôme de ce qu'il a été. Comme si elle avait perdu son moi dans la traversée d'un malheur impensable. Le Moi perdu désigne donc le sujet disparu lors d'une expérience d'abandon, de passion destructrice, d'aliénation ou au contraire de déchirure de l'illusion fusionnelle d'avec l'objet d'amour. Toute perte fait violence au sujet, mais elle peut être aussi la conséquence d'une violence inassimilable.

Le moi peut être perdu sans l'autre, perdu avec l'autre, perdu dans l'autre. Dans le premier cas, il sombre dans une situation d'abandon, dans le second, il partage le destin de l'être dont il dépend, dans le troisième, il s'aliène totalement aux attentes de l'être aimé. Dans tous les cas, le sujet cesse d'exister, il n'est plus un individu autonome.

Comment surmonter ces trois modalités de la perte du moi que les psychanalystes nomment pertes narcissiques ? Et comment reconstruire ce que l'absence, le désir et/ou la violence de l'autre auront détruit ? Pour stopper le processus autodestructeur, je suggère d'emprunter les voies du témoignage et de l'auto-narration, du récit et de la fiction dans la reconstruction d'un lien symbolique à l'autre. Ce qui, comme je le montrerai, n'est parfois réalisable qu'après un détour plus ou moins long par une psychanalyse ou une psychothérapie d'approche analytique.

L'Autre avec son regard, son projet, et la fixation qu'il fait de mon Moi, est à la fois assassin et Samaritain. Il est le sein de ma mère et la main secourable de l'infirmière. Et il est encore plus que cela : il est Toi, sans lequel je ne serais jamais parvenu à être un Moi.

L'Autre ce n'est pas seulement l'enfer , pour paraphraser le mot célèbre de Sartre, car sans un autre qui vous contient dans son regard, vous n'existez pas, du moins vous n'avez pas le sentiment de compter pour personne. Et vous ressentez cette absence d'amour comme une forme silencieuse de violence qui vous est infligée.

L'agresseur dont il est question dans ce livre, ce n'est pas seulement une personne réelle extérieure, mais une part de vous ressentie comme étrangère. C'est de cette puissance occulte dont vous parlez quand vous dites « c'était plus fort que moi », après une action que vous réprouvez et/ou qui vous met en danger : tentative suicidaire, abus d'alcool, de cigarettes ou de drogues, privations de soins et de nourriture pour ne donner que quelques exemples.

La violence intrapsychique s'exerce dans le rapport à soi sous forme de haine-propre et de tendances autodestructrices. Vous tournez votre hostilité contre vous-même, ne cessant de vous tourmenter, de vous punir, de souffrir toutes les peines du monde. Vous reproduisez sur la scène psychique la violence de vos commencements, ou celle vécue ultérieurement. Autrement dit, vous pouvez vous tuer d'un seul coup ou à petit feu, ce qui dans les deux situations donne libre cours à la pulsion de mort. La pulsion de mort étant cette tendance à l'inertie qui vous tire vers le néant.

Pourquoi se faire violence ?
J'emploie l'expression « se faire violence » dans deux sens, le premier littéral quand une personne, pour des motifs inconscients, adopte un mode d'être autodestructeur ; le second, symbolique quand une personne s'oblige à dénoncer une violence infligée par quelqu'un d'autre, à briser le mur du silence, même si elle sait qu'elle peut blesser et être blessée dans l'entreprise.

Pourquoi se détruire ? Pourquoi se faire violence ? Quel est ce désespoir d'être aimé qui vous tient au bord du gouffre ? S'agit-il de se punir pour une faute réelle ou imaginaire ? S'agit-il de punir une personne à qui vous vous êtes identifié ? Est-ce une façon de se protéger contre quelque chose de plus insupportable que la douleur auto-infligée ?

Qui peut mieux vous faire souffrir que vous-même ? Et pourquoi cette auto-violence si ce n’est en vertu d’une haine de soi qui ne pourrait trouver satisfaction que par votre mort. Cette haine se met au service de la pulsion de mort, et trouve dans l’identification à l’agresseur son modèle initial. Vous vous faites à vous-même ce que l’autre vous a fait. Vous devenez l’autre qui vous hait, vous rejette ou vous détruit. Suite à une situation d'agression subie dans un temps où vous étiez sans défense devant un adulte, vous avez clivé votre moi et avez emprunté à l’agresseur sa haine, son sadisme ou sa culpabilité.

Dans la dépression mélancolique, il s’agit moins d’un retournement contre vous d’une hostilité initialement adressée à un autre que d’une défense de survie qui reproduit dans la réalité psychique (dans le réel) une relation destructrice. Ayant essuyé une perte, vous éprouvez de l’agressivité envers l’objet perdu et vous régressez vers un mode de relation identificatoire : l’autre, c’est moi. Cette identification vous permet de conserver le lien avec l’objet perdu et de diriger votre haine contre vous-même, ou plus précisément contre la partie du moi identifié à l’objet. Vous en arrivez à vous haïr, à vous ravaler, à vouloir vous tuer. Dans le cas d’une réaction post-traumatique, la dépression résulte de cette identification à l’agresseur qui maintient inconsciemment la présence du « mauvais » dans le moi. Dès lors, vous ne pouvez que vous haïr, vous blesser, vous mépriser, et éventuellement vous tuer.

Certains se font à eux-mêmes un mal qu’ils n’accepteraient de personne. C’est cette violence infligée à soi-même et par soi-même que je veux analyser dans ce livre. Il y a plusieurs moyens de se faire du mal, l'acte suicidaire n'en étant que la forme la plus radicale. Il existe aussi certaines attitudes autodestructrices qui perdurent toute une vie et qui deviennent une manière d'être.

Dans ce livre, je me propose également d'explorer le destin psychique de la violence subie ou agie, physique ou psychologique : quelle est la fonction et la place de l’autre réel (agresseur) dans l’autodestruction ? comment la relation à l'agresseur se transpose-t-elle dans le rapport à soi et aux autres ? quel est le rôle de la pulsion de mort dans ce nouage ?

Parcours théorique
Dans Filles sans père , j'ai montré à travers divers exemples cliniques et littéraires que l'absence d'un père était à l'origine de comportements autodestructeurs chez la femme. La tendance autodestructrice découle d'une absence de limite, au sens d'une non-intégration de la loi de séparation d'avec la mère comme premier objet de désir. Cependant, il faut également tenir compte de l'existence de la violence chez certaines mères, pire de leur haine et de leur rejet de l'enfant dans le lien fusionnel. La fonction paternelle est aussi indispensable pour couper un lien fusionnel douloureux et destructeur avec la mère qu'un lien tendre et heureux. Que la fusion soit heureuse ou non, il s'agit de rompre le premier lien affectif pour pouvoir en inventer et construire de nouveaux, et ainsi échapper à la répétition du même.

Dans le présent ouvrage, je reviens sur le problème des passions amoureuses autodestructrices que j'ai traité dans mon second livre Femme d'un seul homme. Les séparations impossibles . La femme poursuit sa quête du père idéal dans ses relations amoureuses, mais le plus souvent, elle bute sur la figure maternelle, au sens où elle retrouve à son insu son lien affectif d'origine. D'où les séparations impossibles. Cette problématique n'étant pas exclusive aux femmes, je la développe pour les deux sexes.

Enfin, je commente longuement les témoignages et récits de ceux qui ont vécu des agressions dans leur chair et dans leur âme, que ces agressions soient infligées par des proches ou par des bourreaux anonymes, qu'elles soient infligées par un parent ou un thérapeute. Face à la violence, la tentation est grande de donner une réponse en miroir. Ce à quoi la victime peut échapper en acceptant de parler dans un cadre thérapeutique, de se raconter, de témoigner à visage découvert. La mise en récit permet de reconstruire son image et de réparer la figure blessée de l'autre. À une condition : que soient mis à la disposition du sujet les mots pour traduire sa souffrance et reconstituer la trame de son histoire.

Des exemples accompagnent les étapes de ma réflexion théorique. Puisant principalement dans des matériaux littéraires, cliniques et biographique, j'ai choisi des personnages qui ont traversé des épreuves terribles, certains pour s'en sortir, d'autres pour s'y noyer, mais tous ont quelque chose à nous enseigner sur les conséquences psychologiques de la violence et sur les moyens d'en guérir.

NDLR :
Louise Grenier est psychologue et psychanalyste en pratique privée, chargée de cours au département de psychologie de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). Membre de l'Ordre des psychologues du Québec, elle est fondatrice et responsable du Cercle d'animation psychanalytique (CAP) en plus d'être coordonnatrice du Groupe d'Études psychanalytiques interdisciplinaires (GEPI) de l'UQAM. Elle est en outre l'auteure de Filles sans père et de l'excellent Femme d'un seul homme disponible dans notre librairie ainsi que de plusieurs ouvrages collectifs et articles psychanalytiques.