Bonjour,
Je crée cette discussion pour répondre à Zha. M'étant moi aussi posé la question, j'ai rédigé un essai sur la question, dont voici quelques extraits.
Trois idées d'abord : Obscurité :
1 - Inconnu avec possibilité de menace : Dans son essai La proximité du réel, Clément Rosset a amplement dégagé la relation entre les deux notions d'imperceptibilité et d'anxiété. "Il est cependant vrai que la peur ne se réduit pas à la crainte d'une réalité dès que celle-ci est sous les yeux, clairement et précisément représentée. C'est bien toujours, en dernière analyse, le réel qui fait peur; mais pas lorsqu'il est directement perçu, plutôt lorsqu'il baigne encore dans le flou de l'imagination qui en anticipe la perception. Il est évident que la peur a toujours partie liée avec l'imagination, dont elle est même un des plus remarquables effets trompeurs. Le simple fait que la peur soit d'abord concernée par l'irréel démontre que l'imagination d'un mal l'emporte en puissance d'effroi sur l'épreuve directe du même mal (tout comme l'imagination d'un bonheur à venir contient parfois le meilleur de ce qui en sera jamais éprouvé). (…) La peur est moins une angoisse provoquée par ce qui existe, angoisse à laquelle l'événement même peut se charger de porter remède, qu'une inquiétude forcément inapaisable à l'égard de ce qui n'existe pas. C'est en quoi la peur est un vertige, soit une peur du vide au sens le plus strict du terme "vide", un paradoxal souci d'aucune chose. (…) On sait l'importance du sentiment d'incertitude, de doute quant à la nature de ce à quoi on a affaire, dans le déclenchement de la peur. L'objet terrifiant est toujours un "quelque chose" ou un "quelqu'un" auxquels vient à manquer soudain, pour une raison quelconque, une identité assignable et sûre. (…) Cette incertitude de la peur est au fond celle de toute imagination, et particulièrement de l'imagination la plus ordinaire du réel, celle qui anticipe sans cesse la réalité au fur et à mesure que celle-ci se réalise, devient présente. (…) Il y a dans la substance du réel quelque chose qu'aucune anticipation ne saurait jamais parfaitement connaître, qui fait que le réel passe nécessairement toute prévision et déçoit toute imagination. Cette imprévisibilité constitutive du réel explique en profondeur le rapport entre l'expérience de la peur et l'expérience de la réalité. (…) Il s'ensuit que la peur intervient toujours de préférence lorsque le réel est très proche: dans l'intervalle qui sépare la sécurité du lointain de celle de l'expérience immédiate. (…) Qu'y a-t-il donc de si redoutable dans la dimension du "tout près" qu'on puisse y déceler, de manière générale, la dimension même de la peur? Rien assurément, hormis le simple fait de la proximité qui, pour n'être ni tout à fait loin ni tout à fait ici, suffit à engendrer l'incertitude: expression géographique de l'ambiguïté ontologique où gît toute peur. Tout objet terrifiant est un objet ambigu, dont on vient à douter s'il est ceci ou cela, le même ou un autre; mais aussi – car cela revient au même – s'il est ici ou là, présent ou absent; or c'est le cas de tout objet proche. (…) Et c'est le sort de toute réalité que d'être potentiellement terrifiante en tant qu'elle est proche dans le temps et dans l'espace, sans être encore présente ni visible. (…) C'est pourquoi la peur est toujours une peur du dernier moment, de l'instant où le réel va rendre son verdict. Peur de la réalité non en tant qu'elle est réelle, mais en tant qu'elle menace de le devenir. Ce n'est donc pas le réel mais plutôt sa proximité qui engendre la peur: son voisinage, son "approche". Le lieu de la peur est une courte passe dangereuse située dans les parages immédiats de la réalité, un dernier petit seuil qu'il reste à franchir avant de toucher au réel; et le temps de la peur est le laps de temps qui sépare le réel de sa réalisation." L'obscurité, me semble-t-il, caractérise bien cette situation.
2- Absence de présences rassurantes, absence maternelle "Les enfants ont peur dans l'obscurité parce qu'on n'y voit pas la personne aimée" a écrit Sigmund Freud dans Trois essais sur la théorie sexuelle. Pensons au terme "éclipse", qui désigne l'occultation du soleil et l'assombrissement du ciel, et vient d'un mot grec signifiant "abandon".
3 - Evocation de la mort et son néant obscur Face à la mort, l'imagination ne dispose d'aucune représentation, aucune donnée, aucune connaissance de quelque sorte que ce soit, aucun point de repère pour s'ancrer. Elle échoue devant ce qui est pour elle une énigme, car la mort n'appartient pas à l'expérience vécue du sujet, il ne s'en trouve aucune trace dans la mémoire, aucun souvenir ne peut en être rappelé. La mort constitue par essence un inconnu qui ne peut être résolu. Devant la mort, l'imagination reste dans l'abstraction pure. La mort fait penser à la couleur noire, car l'imagination ne peut s'en donner aucune figuration. L'aspect sombre manifeste l'absence de possibilité d'évocation. L'écran demeure éteint.
J'ajouterai trois idées secondaires :
Trois autres facteurs encore pourraient être à prendre en considération. L’obscurité coïncide le plus souvent avec les moments de fin de journée, de soir et de nuit. Et trois effets y seraient attachés. Le premier serait que la fin de la journée signifierait la disparition, ou tout au moins la diminution, d’un grand nombre des stimuli et des repères apportés au sujet par le monde extérieur, ainsi la structuration du temps avec ses moments collectifs de déplacements ou de prises de repas, et les fonctions que le sujet doit accomplir, les obligations à remplir, les buts à atteindre, les rencontres à faire avec d’autres personnes, en un mot toute la vie sociale diurne du sujet. Le soir, moment du repos, verrait alors le sujet davantage laissé à lui-même, et son esprit, ainsi plus libre, dégagé des fixations de son attention sur les activités du jour et moins sollicité par les contraintes imposées, serait alors plus réceptif aux préoccupations d’origine personnelle ; et en particulier aux sentiments en rapport avec l’obscurité précisément liée à ce moment de la journée – anxiété devant l’inconnu, réminiscence des séparations nocturnes de l’enfance, anxiété devant l’absence de représentation de la mort. Ce premier effet de la coïncidence entre arrivée de l’obscurité et fin de la journée serait augmenté d’un deuxième effet complémentaire, le souci du sujet de se détendre la pensée après les travaux du jour, auquel s’ajouterait encore un troisième, l’influence de la fatigue du soir, lesquels effets se conjugueraient pour rendre le sujet d’autant plus vulnérable à ces sentiments anxieux en baissant ses défenses mentales. "La nuit est associée à l’opération des forces du mal non seulement parce qu’elle permet au crime de se dissimuler, mais aussi parce qu’elle est conçue comme le moment où le bien relâche sa vigilance et où le mal se répand dans la nature et dans les consciences" a écrit, de façon plus complète, Élizabeth Durot-Boucé. Les formes anxieuses, selon Claude Fiérobe, "semblent naître de l’obscurité quand sommeille la raison". Une gravure de Goya porte le titre "Le sommeil de la raison enfante des monstres".
Zha, vous devriez reposer la question sur d'autres forums sur lesquels il est plus facile de communiquer :
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